Quand l'Histoire est un jeu

Recréation du passé dans Assassin's Creed

Quel point d'équilibre la saga trouve-t-elle entre fidélité et imaginaire historique ?

Recréation du passé dans Assassin's Creed

Aux origines d'une saga phare

Lorsque nous parlons d'Histoire dans les jeux vidéo, il y a assurément une série qui attire sur elle toute l'attention : Assassin's Creed. Rappelons que cette saga de jeux, développée principalement par le studio Ubisoft Montréal et éditée par le géant français Ubisoft, voit sa première itération remonter à 2007. Sa narration s'effectue sur deux niveaux, avec une mise en abyme : en premier lieu, le joueur incarne un certain Desmond Miles à notre époque actuelle, lui-même utilisant une machine permettant de revivre les souvenirs de ses ancêtres pour incarner le personnage fictionnel d'Altaïr Ibn La-Ahad, Syrien, membre de la secte ismaélienne des Assassins au temps de la Troisième Croisade (1191).

Notons en tout premier lieu l'audace dont a fait preuve l'équipe de développement en choisissant pour ce premier opus un héros non-blanc ; une époque qui n'est pas la plus connue du grand public ni la moins controversée de l'histoire méditerranéenne ; et tout cela vu du camp antagoniste à l'Europe chrétienne – les principaux ennemis du jeu étant les Templiers. Conscients du risque auxquels ils étaient exposés de se faire critiquer pour ces choix et désireux de le désamorcer, ils ont inclus en ouverture du jeu l'avertissement suivant : "Inspired by historical events and characters, this work of fiction was designed, developed and produced by a multicultural team of various religious faiths and beliefs".

Le succès fut rencontré au tournant de ces choix audacieux, et Assassin's Creed premier du nom fut une réussite commerciale comme critique. A partir de là, il se déclina en une série annuelle qui, tout en gardant une prémisse similaire d'exploration de la "mémoire génétique", se concentra sur des périodes historiques différentes : l'Italie de la Renaissance dans Assassin's Creed II (2009) et Assassin's Creed Brotherhood (2010) ; la Constantinople tout juste conquise par les Ottomans dans Assassin's Creed Revelations (2011) ; la Révolution Américaine avec Assassin's Creed III (2012) ; les pirates des Caraïbes au XVIIIe siècle dans Assassin's Creed Black Flag (2013) ; et la Révolution Française avec Assassin's Creed Unity (2014).

Environnements et époques différents donc, mais des jeux qui restent dans leur essence et leurs mécaniques fortement semblables. Nous retrouvons par exemple dans chaque opus une encyclopédie constituée d'entrées portant sur les lieux, personnages ou événements avec lesquels le joueur interagit. En certaines situations, le joueur a la possibilité d'appuyer sur une touche afin de lire un bref texte d'historien pour en apprendre plus sur ce qui l'entoure. Notons que ces entrées, si elles sont nombreuses, sont bien plus succinctes que ce que l'on peut trouver dans un Civilization, et qu'elles sont parsemées de touches d'humour afin sans doute d'intéresser plus facilement l'utilisateur non accoutumé au style académique.

Encycoplédie Assassin's Creed

Extrait de l'encyclopédie d'Assassin's Creed Syndicate (2013).

Sur les toits de Florence

Un des ingrédients principaux de la recette Assassin's Creed est le monde ouvert, librement explorable par le joueur grâce aux facultés de déplacement très libre et acrobatique de son avatar virtuel. Pour créer un monde agréable à explorer et renforcer l'immersion du joueur au sein de celui-ci, il est donc important que les environnements qu'il explore soient des reconstitutions soignées et détaillées de lieux du passé. Ces reconstitution sont d'ailleurs un élément régulièrement mis en avant dans la communication de ces jeux, interviews et bande-annonces.

C'est justement à cette simulation réalisée grâce à la reconstitution architecturale que s'est intéressé l'historien de l'art Douglas N. Dow. Il s'est penché sur le cas d'Assassin's Creed II, lequel met en scène les villes de Florence et de Venise au XVe siècle – deux localités très documentées et étudiées en Histoire de l'art. Comparant le plan de la Florence du jeu avec ce que l'on sait de celle de la Renaissance, il note des anachronismes, comme l’omission de certains lieux qui étaient pourtant centraux à l'époque – le Baptistère Saint-Jean est l'exemple le plus notable –, et la présence de certaines constructions postérieures – comme le dôme de l'église San Lorenzo.

A gauche : église San Lorenzo de nos jours. A droite : église San Lorenzo dans Assassin's Creed II. La fidélité au monument actuel est privilégiée à la véritable apparence du bâtiment au XVe siècle (source : Douglas N. Dow, "Historical Veneers: Anachronism, Simulation and Art History in Assassin's Creed II", dans Playing With The Past, 2013).

Dans d'autres cas, les anachronismes sont plus subtils : si les monuments sont bien présents à la bonne époque, ils le sont sous une forme qui n'est pas celle du XVe siècle. Dow note le cas très significatif de la basilique Santa Croce, dont la façade dans le jeu correspond à celle qui lui a été donnée au XIXe siècle lors d'une restauration néo-gothique, et qu'elle arbore toujours aujourd'hui. Un traitement similaire a été réservée à la cathédrale Santa Maria del Fiore, dont la façade que l'on peut voir en cours de construction dans le jeu évoque... sa façade actuelle, qui ne fut également réalisée qu'au XIXe siècle.

A gauche : cathédrale Santa Maria del Fiore de nos jours. A droite : cathédrale Santa Maria del Fiore dans Assassin's Creed II. La façade néo-gothique du bâtiment est de 350 ans postérieure à l'action du jeu (source : Douglas N. Dow, "Historical Veneers: Anachronism, Simulation and Art History in Assassin's Creed II", dans Playing With The Past, 2013).

Simulation, simulacre

Dow en conclut que la Florence d'Assassin's Creed II, loin d'être une exacte recréation, aurait plutôt les caractéristiques d'un simulacre. Il fait en cela référence aux travaux de Michael Camille, qui définit le simulacre comme "a deviation and perversion of imitation itself – a false likeness".

En choisissant, lorsque cela concerne des monuments d'importance, d'être fidèles à l'apparence de la Florence actuelle plutôt qu'à celle de la Renaissance – alors que l'état des connaissances architecturales permettait l'option inverse – les créateurs du jeu cherchent à créer une illusion de vérité qui ne se base pas sur le savoir historique, mais sur le vécu du touriste ayant potentiellement visité les rues de la ville italienne, ou qui au moins en connaîtrait les images de cartes postales en circulation. La profondeur historique des lieux est écrasée pour ne les réduire qu'à leur apparence actuelle, supposée immuable.

Cette pratique n'est pas un cas isolé, et on peut remarquer des anachronismes similaires dans les autres titres de la franchise. Le consultant historique Marcello Simonetta note ainsi que la ville de Rome de 1503 recréée dans Assassin's Creed: Brotherhood (2010) arbore un style architectural baroque, plutôt constitutif de la fin du siècle, dont il revendique clairement l'objectif : "so that gamers would have a new-looking virtual playground that is also more recognizable to modern eyes".

Images de Rome dans Assassin's Creed Brotherhood

Une rue de Rome en 1503, comme imaginée dans Assassin's Creed Brotherhood.

Néanmoins, apportant une conclusion assez amusante à son analyse, Douglas N. Dow remarque que ces anachronismes, s'ils sont contraires au sérieux de la méthodologie d'analyse historique, ne le sont pas avec la manière dont les contemporains considéraient eux-mêmes leur ville. Il soulève qu'il était fréquent, pour des Florentins de l’Époque Moderne, de ne pas faire de distinction entre une architecture antique et une architecture "romanisante", c'est à dire construite postérieurement en utilisant les codes de la période romaine. On peut dans ce cas voir Assassin's Creed II comme une simulation non pas de l'Histoire de l'art de la ville, mais des représentations construites par ses habitants ; ou comme le dit l'auteur lui-même : "a view of Florence that emphasizes its meaning, not its physical being".

Après tout, le schéma narratif du jeu lui-même nous incite à ce genre d'interprétation : rappelons que nous y incarnons un jeune homme du XXIe siècle – Desmond Miles – qui, grâce à une simulation virtuelle, revit les souvenirs de ses ancêtres – en l'occasion Ezio Auditore, assassin florentin. Cette Florence virtuelle pourrait-elle donc être le résultat hybride des souvenirs d'un de nos contemporains avec la mentalité d'un individu des temps jadis ? Cela n'est pas sans nous rappeler la "place à la table" mentionnée à propos des jeux de civilisation ; cette plus-value spécifique à la simulation que permet le média vidéoludique.

De l'Histoire à l'imaginaire historique

Dans l'ensemble, il est important de retenir que les choix graphiques de ces jeux ne sont pas dictés par un souci de réalisme historique ; ils visent avant tout à créer un environnement de jeu agréable, reconnaissable, et immersif pour le joueur.

Si nous n'avons parlé là que des architectures, cette modalité d'utilisation de l'Histoire se révèle être présente de façon transversale dans ces logiciels. Ainsi, le scénario et les personnages puisent parfois leurs caractéristiques moins dans les faits historiques que dans les conceptions et légendes populaires ; c'est notoirement le cas du récent Assassin's Creed Unity qui a été critiqué pour propager une légende noire de la Révolution Française.

De ce fait, les figures du passé qui apparaissent en tant que protagonistes dans ces jeux sont bien souvent ramenés à l'état d'archétypes au but narratif simple et précis : Cesare Borgia est un antagoniste impulsif et assoiffé de pouvoir dans Assassin's Creed Brotherhood ; Louis XVI est un roi mou et sans charisme dans Assassin's Creed Unity ; Robespierre endosse quant à lui le profil de terroriste sanguinaire dans le même jeu. Les portraits ainsi tirés sont monochromes, sans nuances, correspondant à l'imagerie populaire qui s'est attachée à ces noms.

Maximilien Robespierre dans Assassin's Creed Unity

Assassin's Creed Unity endosse pleinement la légende noire de Robespierre et de son entourage pour en faire des antagonistes du héros.

Et pourtant nous parlons là de protagonistes qui ont un rôle important dans la narration du jeu ; il en est bien d'autres qui n'y font qu'une apparition anecdotique et simpliste au possible – Madame Tussaud récupérant des têtes pour ses moulages de cire, le chevalier d’Éon se battant en duel... D'eux tous, l'historien moderniste Jean-Clément Martin, ayant lui aussi travaillé comme consultant historique sur l'opus de la Révolution Française, dit qu'ils sont "réduits à des caricatures, autour d'un trait considéré représentatif de leur identité".

Il faut finalement surtout admettre qu'Assassin's Creed reste un univers de fiction qui trouve son inspiration autant dans l'Histoire réelle que dans une histoire mythique teintée d'imaginaire populaire et de fantasy ; Jean-Clément Martin soulève cela pour mitiger les critiques historiques portées au jeu. Ce n'est point parce qu'un logiciel aborde et met en avant des thématiques historiques qu'il se cantonne à un réalisme absolu. La question est principalement de savoir où s'achève la véracité et où commence la fiction, frontière bien souvent floue...