Maintenant que notre tour d'horizon vidéoludique s'achève, il est temps d'en tirer les premières conclusions à propos de leurs modalités d'utilisation des thématiques historiques, et des biais que celles-ci entraînent.
Tout d'abord, nous pouvons discerner des traits récurrents dans de nombreux jeux qui ont fait l'objet de notre analyse, que ce soit sur le fond ou sur la forme. Pour commencer par cette dernière, notons que le contenu historique des jeux se manifeste souvent à travers des détails choisis et mis en avant par les développeurs :
Armes, véhicules, monuments, citations, personnages : le diable de l'Histoire se trouve dans les détails.
Tous ces éléments, aisément reconnaissables et cataloguables comme "historiques" pour un joueur néophyte dans ce domaine, aident à bâtir une légitimité et une référence au passé qui privilégient le clinquant à la réflexion ; la façade à la profondeur.
Dans le même acabit, les jeux historiques possèdent très souvent une certaine forme d'encyclopédie interne, plus ou moins fournie et détaillée, pour enrichir la culture du joueur. Cela se constate quel que soit le genre du jeu, bien que les jeux de tir y soient globalement moins enclins, à l'inverse des god games ou des point-and-click ludo-éducatifs. Ces encyclopédies sont souvent issues d'un véritable travail de recherche ; elles demeurent cependant périphériques au jeu en lui-même, et il est clairement incertain que beaucoup de joueurs les consultent.
Ces jeux, principalement destinés aux publics nord-américain et européen, s'intéressent en majorité à l'Histoire de l'Occident. Mais majorité n'est point unanimité : nous l'avons vu dans notre analyse, de nombreux titres de différents genres échappent à cet occidentalo-centrisme et s'ouvrent, en particulier vers l'Amérique pré-colombienne et vers l'Asie. Ce virage témoigne sans doute d'un intérêt pour ces horizons exotiques de la part du public occidental ; mais aussi de la volonté des studios et éditeurs de se rapprocher des thématiques culturelles propres au public asiatique, que ce soit pour saisir les opportunités d'un marché croissant ou parce que ces structures sont elles-mêmes asiatiques – comme dans le cas du nouveau Tomb Raider (2013) édité par le japonais Square Enix.
Il n'existe pas à ce jour – à notre connaissance – de base de données exhaustive répertoriant les jeux historiques par période couverte. Néanmoins, d'autres ont pu effectuer ce recensement, et l'historien Laurent Turcot a ainsi avancé les chiffres suivants lors d'une conférence au musée Carnavalet en 2015, regroupant les jeux vidéo selon les époques – telles qu'elles sont académiquement découpées – traitées :
Nombre de jeux par époque historique (source : Laurent Turcot)
La méthodologie derrière ces chiffres ne nous étant pas connue, pas plus que les modalités de sélection du corpus, nous nous devons de les considérer avec prudence. Ils semblent cependant confirmer deux tendances que nous avons nous-même remarquées : le nombre important de jeux vidéo exploitant les thématiques historiques, démontrant la place majeure de celles-ci dans le monde vidéoludique ; et la prédominance de l'époque contemporaine, très utilisée par les jeux de tir qui connaissent un succès de longue date, amenant certains à parler d'un "âge d'or" de ces jeux abordant les guerres mondiales.
Nous pouvons dans tous les cas affirmer qu'à chaque époque va plutôt correspondre un style de jeu – et inversement. L'Antiquité et le Moyen-Age sont un terreau favorable aux jeux de stratégie, tout en ayant également leur lot d'action – l'Antiquité ayant de plus pour elle les jeux de création de ville. L’Époque moderne va surtout attirer l'action-aventure et la gestion, avec un intérêt marqué pour des thématiques liées à la colonisation du Nouveau Monde. L’Époque contemporaine, enfin, peut être subdivisée : les campagnes napoléoniennes ont, même du temps des reconstitutions en figurines, toujours attiré les aficionados de stratégie ; une chose similaire peut être dite des Guerres Mondiales mais, à partir de 1914, ce sont surtout les jeux de tir qui apparaissent et qui se déploient sur un bon nombre de champs de bataille du XXe siècle. Les point-and-click ont quant à eux une polyvalence qui leur permet de s'adapter à tout lieu et à toute époque, de la cour de Cléopatre aux tranchées de Verdun ; ces jeux ayant pour mécanique centrale le fait de raconter une histoire, n'est-il pas normale qu'ils soient à leur aise dans toutes les pages de l'Histoire ?
Pourquoi un tel goût pour l'Histoire dans l'univers vidéoludique, quand cela implique un important temps de travail de reconstitution sans pour autant prémunir des critiques sur le manque d'historicité ? Il faut pour répondre à cela garder en tête que le jeu vidéo est une industrie culturelle et surtout mondialisée : face aux importants coûts de développement d'un jeu, les éditeurs s'orientent le plus souvent vers des sorties mondiales. Or, malgré les phénomènes de mondialisation de la culture, il n'est pas facile de s'adresser avec un même discours à un joueur argentin, chinois et sri-lankais, chacun venant avec ses habitudes culturelles locales, afin de leur faire vivre la même expérience ludique. L'industrie vidéoludique doit donc accomplir à travers le jeu une activité de médiation culturelle.
Et justement, il nous semble pouvoir avancer que dans ce contexte de médiation, l'Histoire est un outil particulièrement puissant. En effet, celle-ci est capable de mobiliser un certain nombre de référents supposés communs à un ensemble d'individus qui disposeraient d'un même socle de connaissances historiques. Il y a ainsi fort à parier que, pour de nombreuses personnes dans le monde, évoquer l’Égypte des pharaons et ses pyramides soit immédiatement porteur d'un message compréhensible et assimilable ; il en va de même pour d'autres points marquants de l'Histoire de l'humanité, comme la conquête romaine, la colonisation des Amériques ou les Guerres Mondiales. Des jeux vidéo exploitant de telles thématiques sont donc particulièrement bien armés pour former une communauté de joueurs au niveau mondial, en adoptant la dimension transculturelle qui est attendue de ces mondes fictionnels et immersifs.
Néanmoins, pour pouvoir toucher le plus grand nombre, il est nécessaire que ce socle de connaissances historiques sur lequel bâtissent les concepteurs de tels jeux soit le plus mince et le plus simple possible ; qu'ils en extraient les plus petits dénominateurs communs capables d'êtres compris et acceptés par un public hétéroclite n'ayant le plus souvent sur les sujets historiques qu'une éducation sommaire. Un jeu ayant une vocation grand public se doit, théoriquement, d'employer une vision simplifiée de l'Histoire ; un jeu à grand budget doit, forcément, cibler le grand public.
Mais, nous l'avons vu, ce ne sont pas seulement les périodes de l'Histoire qui varient d'un genre vidéoludique à un autre, c'est aussi la manière dont elle sera traitée au sein de la narration et des mécanismes ludiques. Chaque genre, influencé par son héritage et ses mécaniques, présentera des biais différents et accordera une profondeur de traitement variable à l'Histoire.
Pour globaliser, après notre étude de corpus vidéoludique, nous pouvons dire que plus un jeu vidéo cible le grand public, plus celui-ci fait dans le grand spectacle, au détriment souvent de la rigueur historique. A une extrémité du spectre ainsi dessiné se trouvent les point-and-click, ces "jeux vidéo culturels" plaçant haut l'exigence de reconstitution fidèle et de pédagogie historique, au détriment de l'expérience ludique – jeux de niche dont le moment est principalement passé.
Le lever du Roi Soleil dans Versailles 1685 (1996), qui fut acclamé pour sa fidélité, mais non pour sa jouabilité.
Ensuite, nous pouvons placer les jeux de civilisations et de stratégie : l'Histoire des peuples étant au centre de leurs mécaniques, ils font preuve d'un souci de recherche et d'érudition – grâce notamment à des entrées encyclopédiques détaillées –, mais ces mêmes mécaniques les forcent à donner une version biaisée, revisitée des faits dont ils s'inspirent.
A partir de là, l'Histoire devient progressivement un prétexte, un décor de jeu et un ensemble de détails qui l'étoffent. C'est le cas des jeux d'action-aventure, desquels la dernière génération bénéficie certes d'un travail de recherche et de recréation, mais dont le résultat sera toujours soumis aux exigences du plaisir ludique ; et également des jeux de tir, régulièrement critiqués par les historiens pour leurs défauts et parti-pris. L'Histoire ne semble y apparaître que comme un argument marketing qui plaît aux joueurs, mais sans que ceux-ci ne soient réellement secoués dans leur propre imaginaire historique.
Nous parlons "d'imaginaire historique", et cela nous semble être une notion importante qui s'est dégagée de notre tour d'horizon. A diverses reprises, nous avons vu que les jeux, souhaitant sans doute satisfaire aux attentes d'un public ayant déjà une conception pré-établie des époques traitées, privilégient la fidélité à un imaginaire collectif, à une vision populaire. Cela est par exemple le cas lorsque Assassin's Creed donne à des bâtiments anciens une allure correspondant à celle moderne ; que le récent opus Unity réduisait ses protagonistes historiques à l'état de caricature ; ou encore que les FPS de l'acabit d'un Medal of Honor respectaient les poncifs déjà établis par l'industrie cinématographique.
Le spécialiste en littérature latine Dunstan Lowe, s'intéressant aux jeux vidéo ayant trait à l'Antiquité classique, avait déjà noté un phénomène similaire. Il soulevait que ces jeux avaient une forte tendance à ajouter des "expected visuals and thematic cues to reassure the consumer that they are experiencing the grandeur of genuine classical antiquity. Paradoxically, factually inauthentic details feel more authentic". Cette conclusion nous semble parfaitement généralisable à nombre de jeux à consonance historique, en particulier du côté de ceux que nous avons défini comme ciblant le plus grand public : jeux d'action et jeux de tir.
Pour ajouter un nouvel élément à notre réflexion, le chercheur en game studies Alexandre Galloway établit une distinction entre "realism" et "realisticness". Il cite l'exemple imaginé d'un jeu incorporant un combat de gladiateurs : celui-ci, réalisé grâce aux technologies modernes, peut avoir des graphismes détaillés et photoréalistes ; chaque mouvement des combattant peut obéir aux lois de la physique ; et leur équipement peut évoquer au joueur des armes et armures qu'il a déjà vues dans des films, bandes dessinées, ou autres jeux vidéo. Tout cela lui donnera une apparence "realistic". Mais pourtant, si ce combat se déroule dans un contexte historique totalement anachronique, avec des protagonistes qui n'ont rien à faire dans ce cadre, et un équipement qui dans le détail ne correspond pas à ce que l'on sait des techniques métallurgiques de l'époque, il n'aura finalement rien de "realist".
Ryse, Son of Rome (2013) mobilise tout un imaginaire nourri de films, séries, images populaires... mais sans chercher à recréer la réalité antique.
La langue française ne nous permet pas de traduire fidèlement cette nuance entre "realism" et "realisticness". Nous avons donc décidé de choisir une autre dualité pour décrire la question qui nous intéresse : celle entre "réalisme" et "authenticité". Les jeux historiques, par un ensemble de procédés – parmi lesquels l'usage de citations d'autorités et de figures de personnages célèbres ; la mise en avant d'un point de vue occidental de l'Histoire ; l'emprunt à l'imaginaire populaire ; ou la ressemblance avec d'autres œuvres de fiction – cherchent à faire naître chez le joueur un sentiment, ou plutôt une illusion d'authenticité. Cette illusion ne tient pas lorsqu'on la confronte à la réalité des travaux historiques, mais elle conforte paradoxalement le joueur dans son impression de toucher là à la vraie et grande Histoire.