Dans le milieu du jeu vidéo, il est un genre qui connait depuis plusieurs années un grand succès : les FPS (First Person Shooter, ou jeux de tir à la première personne dans la langue de Diderot). Le joueur y incarne un avatar en vue subjective et doit, arme à feu au poing, se défère d'ennemis lors de fusillades survoltées. Symptôme de ce succès : selon les chiffres du Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs, 2 des 5 meilleures ventes de jeux vidéo de 2016 sur le marché physique en France sont des FPS : Battlefield 1 (Electronic Arts) avec 509 845 unités écoulées, et Call of Duty: Infinite Warfare (Treyarch) avec 465 816 unités.
Le succès de ce genre ne date pas de l'année dernière. Conjointement au jeu de réflexion Myst, c'est en effet à un jeu de tir à la première personne qu'est attribué une bonne partie de l'essor des jeux vidéo sur ordinateur, avec la sortie de Doom (id Software) en 1993. Ce dernier, en plus d'avoir popularisé le PC comme support de jeu, a durablement défini les codes du genre FPS en matière de mécaniques de jeu et d'action violente et intensive, à tel point que le terme de "Doom-like" s'imposera pendant un long moment pour désigner les jeux de tir en vue subjective.
A partir de là, la généalogie des FPS est longue, mais un trait particulier de celle-ci va nous intéresser. Si Doom se déroulait dans un univers de science-fiction sans référent historique spécifique, il n'en va pas de même pour nombre de ses cousins. Un autre FPS important de la première heure, Wolfenstein 3D (id Software, 1992), place ainsi le joueur dans la peau d'un espion américain luttant contre les machinations d'agents nazis du IIIe Reich, dans un scénario dont le réalisme laisse quand même quelques doutes – précisons ainsi que le jeu se finit par un combat contre Adolf Hitler équipé d'un exosquelette robotique surarmé.
La référence à la Seconde Guerre Mondiale est néanmoins posée et deviendra récurrente dans ce genre de jeux, avec un goût pour le réalisme allant croissant. Medal of Honor premier du nom (Electronic Arts, 1999) fait incarner au joueur un lieutenant américain de l'OSS lors de missions stratégiques dans les années 1944-1945 ; trois ans plus tard, Medal of Honor: Frontline se démarque grâce à une scène d'introduction en plein débarquement de Normandie. Le premier jeu de la série à succès Call of Duty (Treyarch, 2003) propose trois campagnes – américaine, britannique, soviétique – se déroulant toutes pendant la Seconde Guerre Mondiale ; la saga a exploité cette période historique dans 5 de ses 13 jeux principaux. Quant à Battlefield, l'autre grande franchise du monde des FPS, elle fut également inaugurée par un jeu portant sur ce conflit avec le bien nommé Battlefield 1942 (Electronic Arts, 2002), et s'est plus récemment intéressée à la Première Guerre Mondiale avec l'étrangement nommé Battlefield 1 (2016).
Le jeu vidéo et le cinéma ont en commun leur goût pour les deux guerres mondiales, comme nous le rappelle la recréation d'Omaha Beach dans Medal of Honor: Frontline évoquant l'oeuvre du réalisateur Steven Spielberg
Si les jeux de stratégie et d'aventure sont parfois cible d'éloges quant à leur utilisation des thématiques historiques, cela est bien moins souvent le cas des jeux d'action, et a fortiori des jeux de tir. Citons par exemple les critiques formulées par Niall Ferguson, historien britannique enseignant à Harvard. S'il insiste sur l'importance du rôle qu'ont les jeux vidéo pour perpétuer la mémoire des guerres mondiales et nous aider à comprendre les conflits actuels, il se désole du manque de réalisme historique des FPS : "So why do I hate Medal of Honor? The trouble is – and the same could be said of nearly all its competitors – it’s profoundly unhistorical". En affirmant qu'en essence ces jeux ne sont que des "Space Invaders with fancy graphics", il met en avant le fait que ces logiciels restent avant tout des moyens de divertissement avec un très faible potentiel éducatif : "behind the graphics, neither game tells you much about the specifics of 1939 to 1945".
Deux docteurs américains en media studies, Jonhatan Bullinger et Andrew J. Salvati, parlent de d'authenticité sélective pour décrire la manière dont les créateurs de ces jeux piochent librement dans des faits historiques avérés comme dans des éléments de représentation populaire pour construire leur propre version des guerres mondiales, en un résultat hétéroclite et commercialement calibré que ces deux chercheurs ont baptisé "BrandWW2". Quel en est le résultat ? Des jeux où l'accent est mis sur un storytelling médodramatique et épique, entrecoupé de séquences d'action intensives, le tout servi avec une mise en scène et une bande-son qui n'est pas sans rappeler les standards du cinéma hollywoodiens.
Cette authenticité sélective va de pair avec une édulcoration toute aussi sélective de certains détails qui pourraient faire naître la controverse chez le public – occidental, et même majoritairement américain comme en témoignent les chiffres de vente. Ainsi, Mark Lamia, directeur général du studio de développement Tryerarch, argumente en faveur de leur choix de ne pas traiter du lancement de la bombe atomique dans leur jeu Call of Duty: World at War (2008), tout en défendant leur décision d'inclure des scènes de tortures perpétuées par des soldats japonais sur des protagonistes américains au titre du "sens de l'honneur" nippon.
Dans Call of Duty: World at War, un soldat japonais torture et tue un protagoniste américain. Le rôle des méchants tend à être assez clairement attribué dans les campagnes des jeux de tir.
Si la Seconde Guerre Mondiale est à ce point appréciée des développeurs de FPS, ce n'est pas seulement grâce à son potentiel en matière d'action et de mise en scène, ni à son importance dans l'Histoire mondiale qui en fait un ancrage culturel facile à adopter ; c'est aussi car il s'agit d'un des rares passages de l'Histoire où nous disposons d'une claire délimitation entre "gentils" et "méchants". Il est question dans ces jeux de mettre l'utilisateur en situation de meurtre d'autres êtres humains (virtuels), et, les polémiques sur le meurtre vidéoludique comme dans la série GTA l'ont bien montré, ce n'est pas quelque chose qui est pris à la légère par les observateurs extérieurs. Mais, dans le cas où la victime est clairement identifiée comme combattant du IIIe Reich ou du Japon impérial, tandis que le héros lutte pour la démocratie et la liberté (c'est-à-dire les Etats-Unis et leurs alliés), le meurtre virtuel demeure-t-il aussi répréhensible ? Il faut croire que non.
Cela signifie-t-il pour autant que les guerres mondiales ne sont pour les développeurs et joueurs de ces jeux qu'un arrière-plan historique, un bon prétexte pour aller faire la guerre sur des champs de bataille virtuels ? Il serait sans doute abusif de dire cela, car si l'authenticité historique de ces médias est sélective, elle n'en demeure pas pour autant bien présente en certains endroits.
C'est notamment le cas en ce qui concerne certaines technologies d'époques dépeintes dans les jeux, ce qui a conduit Jonhatan Bullinger et Andrew J. Salvati à parler de "fétichisme technologique". Les véhicules et les armes, en particulier, sont l'objet d'un intérêt très prononcé de la part des développeurs, que ce soit au niveau de leurs visuels, de leur fonctionnement ou de leurs performances. L'armement à disposition du joueur est après tout un élément central dans les FPS : le public attend de celui-ci efficacité, diversité, plaisir de jeu, mais aussi – en ce qui concerne les FPS exploitant les thématiques historiques – réalisme et authenticité.
Les jeux de tir accordent un soin important à l'armement : variété, apparence, caractéristiques, bruitages. Image tirée de Call of Duty: WWII (2017).
On peut aussi apercevoir au sein de ces jeux des documents et objets d'époque qui ont pour objectif de faciliter l'immersion du joueur : photographies en noir et blanc, moyens de communication, cartes... Les environnements de jeux s'efforcent de reconstituer l'architecture de l'époque – avec cependant moins de motivation lorsqu'il s'agit des villes non-européennes, comme l'ont noté certains testeurs. Mais un élément assez récurrent est l'usage de citations de personnages célèbres à propos de la guerre, ce que Bullinger et Salvati désignent comme "autorité documentaire". Ces auteurs ont référencé les citations présentes dans le jeu Call of Duty et ont noté que celles-ci provenaient très majoritairement d'individus masculins, blancs, et occidentaux ; certaines glorifiant la guerre, d'autres la remettant en question. Un certain occidentalo-centrisme est ici à l’œuvre, de même qu'il peut l'être dans d'autres secteurs de l'industrie vidéoludique comme les jeux de civilisations.
Nous le voyons, c'est surtout dans les détails des FPS que se rencontre le diable de la recherche historique. Mais le public de ces jeux s'attend également à une certaine rigueur et à la présence d'éléments marquants. Une récente polémique ayant entouré la sortie de Battlefield 1 en témoigne. Le jeu, rappelons-le, prend place pendant la Première Guerre Mondiale ; il permet de jouer des protagonistes Américains, Britanniques, Italiens, Australiens, Bédouins, mais non Français ou Russes. Aucune force de la Triple-Alliance des empires (Allemagne, Autriche-Hongrie, Ottomans) n'est non plus disponible. Cela a provoqué la surprise et l'ire des joueurs comme de la presse spécialisée, en particulier en France, qui ont argué que c'étaient là des factions majeures de la Grande Guerre qui étaient laissées de côté. La présence de telle ou telle faction dans un jeu va donc au-delà d'une simple apparence d'uniforme et d'arrière-plan esthétique : c'est un élément qui est apte à fédérer ou diviser le public.
Mais au souci de réalisme s'est adjoint ici celui du porte-monnaie : l'éditeur Electronic Arts a par la suite annoncé que les armées françaises et russes seraient ajoutées en tant que contenu téléchargeable payant. Par contre, aucune annonce n'a été faite concernant les pays de la Triple-Alliance : nous constatons là que c'est une Histoire uniquement narrée du point de vue des vainqueurs de la guerre qui nous est proposée.
Nous pouvons cependant trouver certains joueurs pour lesquels l'obtention d'un réalisme historique le plus poussé possible est une question importante pour peu que l'on s'intéresse aux communautés de modding - activité qui consiste à la modification amateure et non commerciale d'un jeu vidéo, par un utilisateur ou un groupe d'utilisateurs. Les "mods" ainsi créés par ces joueurs-"moddeurs" peuvent être très simples, ou très ambitieux, regroupant parfois des centaines de contributeurs et un nombre très important d'heures de travail ; ils sont distribués librement et gratuitement à toute personne qui souhaiterait en faire l'expérience et qui posséderait le logiciel de base.
Souvent, ces mods cherchent à approfondir le réalisme et l'authenticité des jeux sans remettre en cause leurs biais, mais d'autres en élargissent le spectre pour intégrer des versants plus méconnus de l'histoire. L'importance de ce phénomène de modding n'est pas à mésestimer, car il implique des communautés très motivées et passionnées. Certains, comme le chercheur canadien en media studies David Nieborg, y perçoivent même une force capable de fortement influencer le milieu du développement vidéoludique.
Enfin, notons que même parmi les studios et développeurs professionnels, il peut arriver que l'on s'éloigne du modèle de jeu à grand spectacle pour créer une expérience plus immersive. A ce titre, le récent Verdun (M2H et Blackmill Games, 2015) est assez pertinent.
Les joueurs y incarnent des escouades d'assaut prenant part à la guerre des tranchées sur le front de l'ouest entre 1914 et 1918. Contrairement à Battlefield 1, les deux camps sont jouables. Si, sur leur site web, l'équipe de développement met en avant des arguments promotionnels traditionnels comme l'"authentic weaponry" ou les "historical battlefields", une des mécaniques centrales du jeu est la recréation de la dynamique de guerre de tranchées, alternant entre la défense de ses positions et l'attaque des fortifications ennemies en traversant le no man's land. Point d'héroïsme ou de mise en scène hollywoodienne ici ; à tel point que certaines revues du jeu pointent comme élément négatif l'attente parfois fort longue – mais réaliste – entre deux assauts. Ici, l'accent est mis sur l'immersion du joueur placé dans la peau d'un Poilu français ou d'un Sturmtruppen allemand, immersion renforcée par l'aspect sanglant – mais non exagéré – des blessures, et par certains détails très souvent oubliés de l'Histoire, comme les exécutions de soldats "déserteurs" qui s'éloigneraient du champ de bataille ou refuseraient de monter à l'assaut.
Verdun ramène sur le devant de la scène des aspects peu glamours de la Grande Guerre, comme les attaques au gaz.
Si la guerre est très utilisée par les jeux de tir, elle n'en est pas l'appanage, comme le démontre le surprenant Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre, développé par Ubisoft Montpellier en 2014 à l'occasion du centenaire de la Première Guerre Mondiale. Parlant lui aussi de la Première Guerre Mondiale, ce logiciel abandonne les fusillades pour prendre la forme d'un jeu d'aventure point-and-click. "Nous ne voulions pas faire un jeu de tuerie", témoignent des membres de son équipe dans un article du Monde. "Si la plupart des personnages sont des soldats, ils n'ont pas pour autant l'esprit belliqueux. Ce sont des gens ordinaires qu'on a sortis de chez eux pour aller faire la guerre et qui ont connu l'horreur. Nous avons voulu raconter comment la guerre a affecté leur vie. D'où le côté émotionnel du jeu."
Comme le montrent ces propos, nous sommes là bien loin des standards habituels des jeux de guerre, que ceux-ci prennent la forme d'un jeu de stratégie ou d'un jeu de tir. En mettant l'accent sur le côté humain de l'affrontement plutôt que sur l'affrontement en lui-même ; en faisant incarner au joueur des protagonistes de multiples nationalités (française, allemande, américaine) ; les créateurs de ce jeu délivrent une autre vision de la guerre. Et l'accueil critique fut au rendez-vous, avec plusieurs prix récompensant sa narration et une moyenne de critiques positives avoisinant les 80%. Cette vision est renforcée par un souci du détail historique : l'équipe a travaillé en collaboration avec le docteur en histoire contemporaine Alexandre Lafon et l'institution publique de la Mission du Centenaire de 14-18. L'idée originale des créateurs leur a d'ailleurs été inspirée par la lecture personnelle de lettres de Poilus.
Par son style graphique comme son expérience de jeu, Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre tranche avec les jeux de guerre habituels.
Refermons cette parenthèse de Soldats inconnus pour revenir aux jeux de tir. L'exemple de Verdun nous aide à comprendre la portée politique, bien souvent négligée, des First-Person Shooter. Grâce à la vue subjective, le joueur se retrouve réellement plongé en première ligne des conflits, à la différence d'un jeu de stratégie où sa position serait plutôt celle de l'officier à l'arrière déplaçant ses troupes comme des pions sur le champ de bataille. Ce qui est montré au joueur pendant cette expérience immersive est donc de première importance ; car si une mise en scène héroïsée et édulcorée peut tendre à glorifier l'acte de guerre, des jeux qui font le choix du réalisme en ce qui concerne l'horreur des combats peuvent à leur manière participer au devoir de mémoire de ce qui fut le quotidien de tous ces hommes ayant connu les champs de bataille.