En matière de jeux historiques, Assassin's Creed est sans conteste un nom difficilement contournable à l'heure actuelle. La sortie du premier jeu portant ce titre remonte à novembre 2007 ; elle a depuis connu plus de neufs itérations principales et divers projets secondaires, principalement développées par le studio québecois Ubisoft Montréal et intégralement éditée par la plus grande entreprise française de jeux vidéo, Ubisoft, un des géants mondiaux en matière d'édition. Cette franchise a également donné naissance à diverses publications livresques et, récemment, à un film homonyme (réalisé par Justin Kurzel et sorti fin 2016).
Maintenant que le portrait général est posé, penchons-nous sur le cas de ce qui est le septième opus de cette série vidéoludique. Annoncé en mars 2014, sa sortie officielle a eu lieu en novembre de la même année sous le titre d'Assassin's Creed Unity. Après une brève séquence d'introduction se déroulant au XIVe siècle et mettant en scène l'arrestation du maître de l'ordre du Temple Jacques de Molay, la plus grande partie du jeu se déroule dans le Paris de la fin du XVIIIe siècle : le héros, Arno Dorian, y enquête sur les morts successives de son père naturel et de son père adoptif, tandis qu'en France éclatent les événements de la Révolution.
La trame narrative du jeu nous emmène à différents moments marquants de cette époque, mais il est à noter que le héros Arno Dorian n'y a que très rarement un rôle central ; sa présence dans de tels contextes est généralement fortuite et opportuniste. Présent à Versailles lors de l'ouverture des États Généraux de 1789, il ne fait que traverser la foule pour remettre une lettre à son destinataire. Lors de la prise de la Bastille, il est dans ses cachots, et profite de l'émeute pour s'enfuir plutôt que d'y prendre part. Un des rares moments où l'action des protagonistes rejoint réellement l'Histoire se situe vers la fin du jeu et n'est pas du fait du personnage-joueur d'Arno Dorian, mais de sa compagne non-jouable Élise De La Serre qui tire dans la mâchoire de Robespierre le 27 juillet 1794.
Sinon, les grandes lignes du jeu ne dévient pas de la recette classique : un Paris d'époque "reconstitué" qui sert de bac à sable aux aventures des personnages ; une Notre-Dame à escalader ; des assassinats ciblés à perpétrer ; et une foultitude de quêtes optionnelles disponibles impliquant aussi bien des séquences d'enquête, d'exploration ou d'affrontement.
La modélisation 3D de la ville est un argument mis en avant par le studio
Si nous avons choisi l'exemple de ce jeu pour illustrer le poids politique que peut revêtir un jeu vidéo parlant d'Histoire, c'est parce que le jour même de sa sortie en Europe, il fut au centre d'une polémique qui a très largement dépassé le public et les médias traditionnellement dévolus aux jeux vidéo. A l'origine de celle-ci, la prise de parole d'un homme politique de gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui s'est dans un premier temps opérée dans un article du 13 novembre 2014 du journal Le Figaro. Il se dit, en parlant du jeu, "écoeuré par cette propagande", et ajoute : "le dénigrement de la grande Révolution est une sale besogne pour instiller davantage de dégoût de soi et de déclinisme aux Français". Cette propagande, il la décrit plus en détail le lendemain, interrogé à ce sujet dans la matinale de la radio France Info : "c'est la propagande contre le peuple. Le peuple c'est des barbares, des sauvages sanguinaires". Problématique aussi, les portraits comparés de Louis XVI et de Robespierre : "En 1789, il y avait les pauvres nobles, le roi […] et celui qui est notre libérateur à un moment de la Révolution, Robespierre, est présenté comme un monstre".
Pourtant, c'est sur une affirmation positive sur le média vidéoludique que Jean-Luc Mélenchon débute son propos : "le jeu vidéo, c'est une forme d'art et d'expression artistique […] on a le droit et le devoir de s'y intéresser". C'est justement cette valeur artistique accordée aux jeux vidéo qui donne toute son ampleur à la propagande qu'une telle création porterait. En affirmant que Unity porte un message "décliniste", l'orateur le situe sur l'échiquier politique dans une mouvance caractéristique de la droite réactionnaire.
Les propos de Jean-Luc Mélenchon ne furent pas isolés et furent appuyés par ceux du président de son parti politique – et ancien professeur d'Histoire – Alexis Corbière. Le 13 novembre également, celui-ci publie sur son blog un article intitulé "Les créateurs d’Assassin’s creed unity véhiculent une propagande réactionnaire sur la Révolution Française" qui est l'occasion d'un plus long développement. Après avoir soigneusement affirmé qu'il était contre toute idée caricaturale ou réductrice sur la population des gamers en général, il tire la sonnette d'alarme sur le discours impactant porté par Assassin's Creed Unity auprès de son public : "un jeu vidéo peut-être aussi le vecteur pour transmettre des idées et des valeurs culturelles. Dans la jeunesse il peut même sans doute être plus efficace que tous les cours d’histoire que propose l’Education nationale". Son analyse ne se base cependant pas sur des séquences du jeu en lui-même, mais sur une bande-annonce de cinq minutes diffusée quatre mois plus tôt dont il communique le lien ; une fois encore, c'est la vision d'un Robespierre dangereux et meurtrier qu'il critique, ainsi que plus largement la violence des événements révolutionnaires : "Après avoir regardé cette vidéo, le joueur peu averti en tirera la conclusion que la Révolution Française fut finalement une monstruosité, un bain de sang incompréhensible, conduite par des brutes, qu’il aurait fallu éviter". Il attribue à cela le rôle de propagande idéologique et réactionnaire.
Le jour de la sortie du jeu, un des producteurs associés du jeu, Antoine Vimal du Monteil, avait également pris la parole dans une interview pour le journal Le Monde afin d'essayer de désamorcer certaines éventuelles critiques ; le titre de l'article est éloquent : "« Assassin’s Creed Unity est un jeu vidéo grand public, pas une leçon d’histoire »". L'entretien se concentre sur la recréation du Paris du XVIIIe siècle – un des grands arguments marketing du titre –, mais aborde aussi les inévitables anachronismes et libertés que prennent les développeurs lors du processus créatif. Il y est également dit que la Révolution française est "édulcorée de toute sa portée politique et sociale", et qu'elle n'est qu'une "toile de fond" ; mais cela n'a pas empêché la controverse de prendre.
Le lendemain 14 novembre, trois historiens spécialistes de la Révolution entrent dans le débat. Interrogé dans Le Monde, Hervé Leuwers défend la réaction de Jean-Luc Mélenchon en replaçant l'importance mémorielle des événements révolutionnaires : "La réaction de Jean-Luc Mélenchon est celle de quelqu’un qui prend au sérieux la mémoire de la Révolution française, qui en comprend toute l’importance, car elle est une matrice de notre histoire présente" ; mais il cherche à amoindrir l'aspect propagandistes du logiciel : "je ne fais pas de procès d’intention aux auteurs du jeu. D’après ce que j’ai lu, il n’y a pas de message politique voulu chez les développeurs". Cependant, l'interview laisse entendre qu'il n'a pas joué au jeu et donc qu'il réagit plutôt aux réactions que celui-ci a provoqué.
Michel Biard prend directement la plume dans L'Obs, mais se base lui aussi sur les images de la bande-annonce critiquée par Alexis Corbière et non sur le jeu en lui-même. Il y dénonce la même chose : une esthétisation outrancière de la violence, un rôle excessif accordé à Robespierre dans la Terreur, et une présentation caricaturale de la société de l'époque.
Enfin, c'est au tour de Jean-Clément Martin, qui a travaillé auprès d'Ubisoft comme consultant historique pour le scénario d'Unity, d'écrire dans un espace de libre-expression du journal en ligne Mediapart, y rédigeant un long article nommé "L’assassin volant et les leçons de l’Histoire". Il rappelle que ce jeu est avant tout une œuvre de l'imaginaire, affiliée à la fantasy et même au conte, et donc qu'une recherche de la "vérité" y serait parfaitement illusoire. Tout comme Antoine Vimal du Monteil d'Ubisoft, il signale que la Révolution n'est utilisée qu'en toile de fond à une histoire beaucoup plus personnelle, celle d'un protagoniste cherchant à venger son père et devant pour cela défaire des antagonistes.
Si ce trailer de l'E3 2014 montre des protagonistes prenant d'assaut la Bastille, cette scène est totalement absente du scénario du jeu
Quelque jours plus tard, un autre universitaire, Guillaume Mazeau, est interrogé par Rue89 sur le cas Assassin's Creed Unity. Cet article est intéressant, car il est le premier - et le seul - à mettre l'historien face au jeu et non face à des propos de seconde main ou à d'anciennes bande-annonces. L'exercice est difficile, car Guillaume Mazeau n'a aucune pratique des jeux vidéo et n'a sans doute joué qu'un petit moment à celui qui nous intéresse – dont la trame principale est estimée nécessiter au moins 15 heures pour un joueur chevronné – mais a le mérite d'offrir un regard neuf et fondé sur des éléments concrets.
L'historien est avant tout impressionné par le reconstitution 3D de la ville de Paris, mais y note de nombreux anachronismes. Il soulève, à son tour, la banalité de la violence dans le XVIIIe siècle du jeu : "La violence est omniprésente. On est clairement dans le stéréotype" ; mais signale qu'il s'agit là d'une fiction historique, et affirme même que, corrigée par des professeurs, elle pourrait servir de support pédagogique scolaire. A l'appui, quelques détails historiquement probants du jeu, comme par exemple le véritable discours d'ouverture des États Généraux par Louis XVI qui peut être entendu en arrière-plan à Versailles.
Lorsque cette controverse à éclaté, ce n'était certes pas la première fois que des personnalités publiques s'exprimaient au sujet d'un vidéo - pensons à Valérie Pécresse qui il y a peu déclarait que les jeux vidéo étaient une des causes du décrochage scolaire. Cependant, la nouveauté est que le débat n'a pas porté sur d'éventuels défauts intrinsèques au médium vidéoludique dans son ensemble, qui serait source d'addiction ou de comportements violents ; mais sur le message politique porté par l'un de ces jeux vidéo, élevé en objet digne d'être écouté et analysé. Toutes les prises de position, qu'elles aient défendu ou critiqué Assassin's Creed Unity, furent faites en respectant la dimension culturelle, voire même pédagogique et artistique d'un tel logiciel.
Un problème inhérent à ces critiques, cependant, est qu'elles se basent majoritairement sur une bande-annonce du jeu datée de juillet 2014 : celle-ci a été écrite par le musicien et réalisateur américain Rob Zombie à l'univers très particulier - on lui doit notamment le film d'horreur The Devil's Rejects. Elle est animée selon un style graphique de bande dessinée sans rapport avec la 3D du jeu, et n'a presque aucun lien avec le produit final beaucoup plus neutre et visuellement édulcoré.
Image extraite du trailer de Rob Zombie, au style assez distinctif
Problème lié au matériel promotionnel donc, et non au logiciel vidéoludique en lui-même. Le fait est qu'il y a une claire différence entre le contenu des vidéos commerciales d'Ubisoft et celui du jeu final : ces vidéos sont réalisées en images de synthèses et forment des séquences qui n'apparaissent à aucun moment dans le jeu ; la première bande-annonce du jeu montrait ainsi le protagoniste principal être en première ligne lors de l'assaut de la Bastille qu'il ne fait finalement que fuir opportunément sans participer aux émeutes. Dès les débuts de la campagne de com' du jeu, Laurent Turcot avait signalé à Ubisoft une erreur factuelle dans une vidéo où apparaissait une guillotine face à Notre-Dame – erreur très rapidement corrigée par l'éditeur.
Si nous résumons malgré tout les critiques, nous voyons que celles-ci s'organisent autour de trois axes :
Les anachronismes ont le mérite d'être reconnus par tous, détracteurs comme défenseurs du jeu. C'est justement de cette critique qu'a voulu se prémunir le producteur Antoine Vimal du Monteil en rappelant que son produit n'était pas une leçon d'Histoire. Les deux consultants historiques auprès d'Ubisoft, Jean-Clément Martin et Laurent Turcot tiennent la même position : en réaction à un article du Monde intitulé "« Assassin’s Creed Unity » ou le petit jeu des 7 erreurs historiques", Laurent Turcot a répondu "Des erreurs historiques, je vous en trouve mille si vous voulez".
Jean-Clément Martin replace ces incohérences et anachronismes dans la droite lignée de ce qui se fait traditionnellement en matière de fiction historique : "[Assassin's Creed, l'opus sur la Révolution Française] reprend, on le voit bien quand même, des schémas classiques […] ils n'ont pas inventé grand-chose ; ils ont même minoré par rapport à la virulence de la fiction". Plutôt que d'être fidèle à la lettre des sources historiques, les concepteurs auraient cherché à se rapprocher de son esprit ; l'idée, selon Laurent Turcot, est de "recréer, faire vivre Paris à la manière du XVIIIe […] Ce n'est pas la réalité, mais ça vous donne une impression du XVIIIe siècle".
Plus problématique car plus politique, les questions de la violence populaire et de la figure de Robespierre qui ont occupé le cœur des propos de Jean-Luc Mélenchon et d'Alexis Corbière. Laissons de côté le trailer incriminé pour nous intéresser à la place de la violence politique dans le jeu en lui-même, dont Guillaume Mazeau – qui a brièvement eu les manettes en main – témoigne. Si Jean-Clément Martin confirme que "Arno tue à tour de bras", il défend également que, en comparaison avec les véritables événements et à la vie parisienne de l'époque, le portrait vidéoludique est loin d'être sanglant. C'est là une affirmation qu'une observation du jeu, avec ses fréquents combats, aggressions et assassinats, permet de nuancer ; sans non plus tomber dans la caricature inverse qui consisterait à y voir un constant bain de sang.
Le combat et l'assassinat demeurent des mécaniques de gameplay centrales à Assassin's Creed (source de l'image)
Une chose est sûre : Assassin's Creed Unity utilise, comme bien d'autres, la violence comme mécanique de jeu – mécaniques qui sont véritablement un niveau de communication d'un logiciel vidéoludique et qui ne peuvent donc être évacuées. C'est une récurrence dans ce média, formant une tradition remontant aux tout premiers jeux vidéo et que certains chercheurs comme Sébastien Genvo nomment culte de la "masculinité militarisée". Que cette violence soit outrancière ou non, c'est une question que nous ne nous trancherons pas ici...
Le jeu semble bel et bien jouer sur une légende noire de la Révolution, en réduisant nombre de protagonistes – dont Robespierre – à l'état de caricatures, afin d'être fidèle aux idées les plus communément reçues sur cette époque. Assassin's Creed Unity est un jeu résolument grand public, au budget de développement avoisinant les 70 millions d'euros – chiffre qu'il faut doubler pour intégrer le budget marketing. Cet aspect grand public implique de nécessaires compromis historiques pour ne pas bouleverser les conceptions du plus grand nombre et assurer un succès commercial mondial.
Ainsi, le scénario et les personnages, d'Unity comme des autres titres de la saga, puisent parfois leurs caractéristiques moins dans les faits historiques que dans les conceptions et légendes populaires, afin de créer un environnement de jeu immédiatement reconnaissable et immersif pour le joueur. A ce propos, le consultant Laurent Turcot rapporte que, devant rédiger l'entrée d'encyclopédie de Saint-Just au sein du jeu, avait reçu pour consigne de la part d'Ubisoft d'en consacrer presque la moitié à la rumeur selon laquelle il aurait été cruel au point de porter des pantalons en peau humaine - qui n'est bien entendu aucunement historique.
En tout cas, pour le consultant historique québecois Laurent Turcot comme celui français Jean-Clément Martin, cette polémique était prévisible et attendue, même si elle a dépassé en ampleur ce qu'ils avaient prévu. Comme le chercheur français le confie : "Qu'un jeu vidéo produit notamment aux États-Unis, avec un titre américain, s'occupe de la Révolution Française, je savais par avance que cela allait poser des problèmes […] même si les histoires qui se sont déroulées m'ont étonné quand même, je ne pensais pas que cela irait aussi vite aussi loin".
Cette grande controverse, qui a impliqué historiens, hommes politiques, développeurs et journalistes témoigne des enjeux qui aujourd'hui se cristallisent autour des jeux vidéo historiques. Le fait que ceux-ci aient un poids de communication politique est communément admis, et c'est ici cela qui en a fait un objet de critique. Leur vision de l'Histoire, cependant, est aisément simplificatrice, orientée vers l'objectif de créer un monde attrayant et immédiatement immersif pour des joueurs du monde entier.