Les jeux de civilisation, ou god games, concentrent sur eux une bonne partie de l'intérêt des chercheurs et de la littérature scientifique en matière d'interaction entre jeux vidéo et Histoire. Ils sont souvent présentés comme bons exemples à suivre, mais leurs parti-pris peuvent également être dénoncés. Les premières constatations que nous tirerons ici seront autant d'outils utiles pour la suite de notre voyage dans le monde vidéo-ludico-historique.
Les god games, terme que l'on pourrait traduire de façon assez libre par "jeux dont vous êtes le dieu", se rangent dans la grande famille des jeux vidéo de stratégie. Dans sa variante la plus classique, un jeu vidéo de stratégie place le joueur à la tête d'une nation ou d'une armée et lui donne un certain nombre d'objectifs à accomplir dans un environnement compétitifs où d'autres nations / armées chercheront également la victoire – que celles-ci soient jouées par des humains ou par l'ordinateur.
Derrière cette catégorie assez large se trouvent un certain nombre de sous-familles, dont deux en particulier vont nous intéresser : les jeux de civilisations au tour par tour, où le joueur a pour tâche de gérer les multiples facettes d'un empire politique – "macro-gestion" – ; et les jeux de stratégie en temps réel où l'échelle est souvent plus petite, le joueur devant contrôler une armée formée de différentes unités – "micro-gestion".
Pour commencer par le cas des jeux de civilisation au tour par tour, l'historique de ce genre remonte aux années 90 avec le titre Civilization (MicroProse, 1991) premier du nom, lui-même inspiré d'un jeu de plateau des années 80. Dans ce jeu, ainsi que dans ses séquelles ou imitations, le joueur choisit en début de partie une "civilisation" qu'il souhaite incarner (Romains, Mongols, Français...), laquelle est représentée par un meneur illustre (Jules César, Gengis Khan, Napoléon...). Il doit ensuite mener cet empire de l'aube des civilisations (4000 avant J.-C.) jusqu'à nos jours – voire au-delà – tout en assurant sa victoire face aux autres empires ; cette victoire pouvant s'acquérir de différentes manières (scientifique, religieuse, culturelle, militaire).
L'écran de jeu de Civilization (ici, le cinquième opus) offre une vue du dessus permettant de gérer villes, unités militaires, diplomatie, recherche...
Ce style de jeu s'appuie donc sur l'Histoire bien réelle de notre monde, en reprenant certaines figures emblématiques, pour ensuite créer un univers fictionnel qui offre la liberté de choix au joueur. Ainsi, dans cet univers alternatif, l'individu peut recréer une Histoire où Carthage domina Rome, où les Incas chassèrent les Espagnols de leurs rivages, où Babylone perdura à travers le temps pour devenir pionnier du voyage spatial – ou échouer en essayant. Il est donc compréhensible que ce style intéresse en tout premier lieu notre étude, car c'est nécessairement une version "choisie" de l'Histoire qui sera mise en avant par les développeurs, celle-ci se dissolvant ensuite pour devenir une mécanique ludique, moins visible mais non moins significative.
Ces jeux de stratégie sont à la fois la cible de critiques et d'éloges régulières. En premier lieu, ils sont loués pour être des jeux plus intellectuels que la moyenne : un bon joueur de jeu de stratégie devant faire preuve de réflexion, d'adaptation, et avoir une connaissance approfondie des mécanismes – souvent complexes – du jeu auquel il se confronte. Cette image de jeux intellectuels est souvent mise en comparaison avec celle bien plus péjorative des jeux d'action, qui seraient violents et abrutissants.
Allant plus loin, certains attribuent un potentiel éducatif à ces logiciels, en particulier – et cela nous intéresse au premier plan – dans l'enseignement de l'Histoire. Cette idée est notamment défendue dans le monde anglo-saxons, au sein d'une réflexion plus large sur les possibilités du ludique dans le domaine de l'enseignement (citons par exemple le livre de Jeremiah McCall, Gaming the Past: Using Video Games to Teach Secondary History). Une telle idée se heurte cependant à de plus fortes réticences en France.
Si la saga Civilization est souvent citée comme paradigmatique de cette utilisation pédagogique, c'est notamment grâce à l'inclusion dans les jeux d'une encyclopédie, nommée "Civiliopédia", dont le but est double : expliquer les concepts et mécanismes du logiciel – comme le ferait un manuel de jeu très détaillé – mais aussi offrir des détails historiques sur les éléments présents : peuples, personnages, idéologies et bâtiments. Celle de Civilization V (recréée en ligne par des joueurs) compte environ 955 entrées, la plupart accompagnées de brèves citations de personnages célèbres. Si l'on peut débattre de l'exactitude et du détail des informations qui y sont prodiguées, il est nécessaire de reconnaître l'effort réalisé par les développeurs pour donner des informations d'arrière-plan. On retrouve un procédé similaire au-delà des jeux de stratégie, dans ceux d'action ou d'aventure.
La "Civiliopédia" mêle informations de gameplay et détails historiques sur l'ensemble des éléments présents dans le jeu.
Si les jeux de simulation historique peuvent intégrer des descriptions textuelles et des segments encyclopédiques similaires au contenu d'un manuel éducatif ou d'une véritable encyclopédie écrite, ils peuvent également prendre au cinéma le réalisme visuel des reconstitution historique. Mais leur réelle plus-value en matière d'enseignement de l'Histoire est encore ailleurs. C'est ce que les historiens Rolfe Daus Peterson, Andrew Justin Miller et Sean Joseph Fedorko, auteurs de l'article "The Same River Twice", nomment "la place à la table" des dirigeants du passé qui est donnée au joueur. Ils notent que "la simulation avance au-delà de la simple démonstration et permet de réellement interragir avec les artefacts, de jouer avec les composants des représentations historiques".
Cette dimension unique d'interactivité permet une compréhension subjective, expérientielle, via des mécaniques simplifiées, de réalités historiques parfois complexes, comme les relations géopolitiques internationales ou l'utilisation des différents corps d'armes lors d'escarmouches militaires. Dans ces jeux, l'Histoire n'est pas un récit figé tel qu'on la lit dans les manuels, mais un processus en construction tel qu'elle le fut lorsque ce qui est aujourd'hui notre Passé se nommait encore Présent.
Cette ludification de l'Histoire s'est cependant attirée des critiques, et c'est principalement la vision du monde qui est fournie par ces jeux qui est remise en question par certains universitaires. En France, ce sont notamment les sociologues Tony Fortin et Laurent Trémel qui ont cherché à déconstruire cette vision dans les opus 2 et 3 de la saga Civilization, ainsi que dans la série sœur Call to Power. Ils en on fait ressortir des biais, aptes à marquer profondément la vision de l'Histoire qui est portée par ces jeux, que nous pouvons lister ainsi :
Le but d'un joueur de Civilization, comme cela est presque toujours le cas dans les god games, est de maximiser l'efficacité de ses villes et plus largement de son empire ; cela lui permet d'accumuler des ressources – comme par exemple la nourriture, la richesse, la culture ou la science – qui le rendent plus puissant, plus peuplé, plus évolué. Cette évolution passe notamment par un arbre technologique dans lequel la civilisation progresse au fil des âges et des découvertes scientifiques ; cette avancée est non seulement positive mais aussi indispensable pour ne pas se retrouver en position d'infériorité. Malgré certaines libertés offertes au joueur, cette avancée demeure également plus ou moins linéaire. Ainsi, la nécessaire rentabilité de la société humaine et son avancée aussi nécessaire qu'inexorable sur la voie d'un progrès unique – qui amène, on s'en doute, jusqu'à notre situation technologique occidentale actuelle puis vers un futur utopique – sont des notions enracinées à l'intérieur même des mécaniques de jeu.
L'arbre technologique des jeux Civilizations transcrit une vision du progrès déterministe et positiviste
La vision occidentalo-centrée, elle, se remarque quand on s'intéresse aux choix des civilisations et des "merveilles" – bâtiments uniques tirés de l'Histoire de l'humanité qu'il faut parvenir à construire avant ses concurrents pour bénéficier d'avantages notables – disponibles. Fortin et Trémel ont démontré que, dans le jeu Call to Power premier du nom (Activision, 1999), l'Europe était le continent le plus représenté en matière de civilisations – 12 sur 41, chiffre qui monte à 15 quand on y ajoute les civilisations coloniales comme les États-Unis – et surtout de merveilles – 22 sur 35. La situation s'améliorait légèrement dans Civilization III (Firaxis, 2001), notamment grâce au contenu additionnel ajouté après la première publication du jeu. Ce constat est-il encore vrai dans le récent Civilization V (Firaxis, 2010) ? C'est ce que nous avons regardé.
Civilisations par continent dans Civilization 5
Les données ainsi obtenues aujourd'hui sont fortement comparables à celles remontant à 1999 : l'Europe demeure le continent le plus représenté avec 15 civilisations sur 42, distançant avec l'Asie les quatre autres zones géographiques. Les nations coloniales d'origine européenne (Américains et Brésiliens) font monter ce chiffres à 17. Quant aux merveilles du monde, 27 sur 46 sont situées en Europe ou aux États-Unis (ou sont, dans le cas du télescope Hubble, de facture américaine). Le constat d'un jeu centré sur la culture occidentale, produit par un studio occidental, pour un public occidental se confirme donc.
Enfin, le principe même de ces jeux, à savoir celui d'incarner une civilisation spécifique pour surpasser ses concurrents est sujet à critique. Cela sanctionne une vision d'un monde mis en mouvement par des "luttes de civilisations", forcément antagonistes ; où chacune aurait sa spécificité propre qui se traduit au sein du jeu par des unités ou des bâtiments uniques, une meilleure efficacité dans certains domaines, etc. Ce modèle néglige le fait que ces "civilisations" se sont constituées comme telles au fil d'évolutions historiques et ont subi des influences mutuelles, se fondant et se métissant parfois. Au final, l'entité politique que nous incarnons souvent dans ces jeux est une sorte "d’État-nation" immuable à vocation hégémonique – que cette hégémonie soit militaire, culturelle, diplomatique ou scientifique.
Les jeux de stratégie en temps réel poussent encore plus loin la logique tayloriste de production optimisée des ressources via la gestion des travailleurs, unités civiles, dans le but de produire un maximum de bâtiments et d'unités militaires. Comme le nom du genre l'indique, le temps s'y écoule de manière continue et le joueur doit, par ses clics de souris souvent rapides, donner des directives précises à ses unités - couper tel arbre, attaquer tel ennemi, tenir telle position...
A la "macro-gestion" déjà présente dans les jeux au tour par tour s'ajoute ici une forte dimension de "micro-gestion", qui caractérise tout un ensemble de petites tâches que le joueur doit faire réaliser à des unités groupées ou individuelles s'il veut prendre l'ascendant sur son adversaire. La finalité militaire est cette fois-ci clairement affirmée, le but de ces jeux étant presque inévitablement d'éliminer jusqu'à la dernière unité de son/ses adversaire(s) – bien que d'autres modes de victoire, comme celle par construction de "merveille", puissent également exister.
Empire Earth (Sierra, 2001) ou Rise of Nations (Big Huge Games, 2003) se déroulent sur un temps historique long, comparable aux Civilizations, couvrant plusieurs millénaires. Ces jeux font cependant figure d'exception dans un genre où la norme est au contraire de se spécialiser dans une ère historique, comme le font les jeux de la saga Age of Empires (Ensemble Studios, 1997) ; ou même sur certaines campagnes militaires précises, comme cela est le cas dans certains opus de la franchise Total War (The Creative Assembly, 2000).
Age of Empires, par exemple, possède à ce jour trois opus : le premier (1997) se place dans l'Antiquité, le deuxième (1999) dans le Moyen Âge, et le troisième (2005) dans l’Époque Moderne en se focalisant sur la découverte des Amériques. Il faut noter que c'est le second opus, dont le titre complet est Age of Empires II: The Age of Kings qui a connu le plus grand succès, en témoigne la sortie récente (2013) d'une version "haute définition" et d'un total de quatre extensions à ce jour. Nous pouvons estimer que les ventes cumulées des versions classiques et haute définition dépassent confortablement les 6 millions. Avec ces extensions, Age of Empires II totalise 26 civilisations jouables, réparties au sein du jeu de la manière suivante :
Civilisations par ère géographique dans Age of Empires II
Comme nous pouvons le constater, l'intégralité des civilisations africaines, amérindiennes et sud-asiatiques sont issues des extensions du jeu, témoignage sans doute d'une volonté d'élargir le cadre culturel couvert par celui-ci : ces nouvelles civilisations jouables sont à chaque fois accompagnées d'une "campagne", un scénario de jeu couvrant une page de leur histoire. Si cette page est souvent un lieu commun fort habituel, comme la révolte de William Wallace pour les Celtes ou les batailles de Jeanne d'Arc pour les Francs, celles concernant la monarchie de Myanmar ou l'indépendance vietnamienne sont sans doute moins familières pour le public des joueurs, témoignant d'une certaine audace des développeurs dans les extensions les plus récentes.
Si Age of Empires II peut donc être une porte d'entrée vers la découverte de civilisations ou de faits historiques méconnus du public, il faut néanmoins garder à l'esprit que la vision de l'Histoire portée par le jeu reste fondamentalement tributaire de ses mécaniques. Malgré la présence de brefs passages narrés vocalement entre les différents épisodes d'une campagne, le cœur d'Age of Empires – et de ses semblables – est la confrontation armée entre deux civilisations ou équipes de civilisations, où la priorité du joueur est de récolter des ressources, produire des unités, et contrôler efficacement ces unités pour éliminer celles des adversaires. Forcément, l'Histoire qui en découle est une Histoire-bataille, au détriment des autres formes d'interactions entre les peuples qui ont existé tout au long de notre passé : commerce, migrations, diplomatie...
Étudier le fond historique du jeu sans s'attarder sur sa forme serait occulter la moitié de la réalité ; de même que si nous ne ramenions le jeu qu'à sa forme en oubliant son fond. L'un comme l'autre sont entremêlés, et s'expliquent mutuellement.